Relation mère-fils... je t'aime moi non plus.

 

Pas facile pour les fils à leur maman de couper le cordon... C'est pourtant la seule façon de devenir des hommes.  Et de pouvoir aimer d'autres femmes sans les prendre pour leur mère.

Il y a des chagrins qui sont comme des cadeaux.  Celui qui m'a envahi à la mort de ma mère est de ceux-là.  Il a en effet fallu qu'elle meure pour que je comprenne à quel point je l'aimais, à quel point elle m'aimait.  Moi qui me croyais mauvais fils et ne voyais que sensiblerie dans l'affection mutuelle que se portent mes copains et les mamans de mes copains, moi qui n'avais appris à interpeller ma mère que sur un ton excédé :<<M'man pour l'amour!>>

Je l'avoue, ma mère, de son vivant, me tombait sur les nerfs plus souvent qu'autrement.  Ses appels téléphoniques étaient interminables, ses manies obsédantes, son amour trop dépendant et trop tardif.  Quand j'étais tout jeune, elle m'a pratiquement abandonné et, devenu adulte, je devais être son sauveur en tout, des travaux de bricolage aux angoisses nocturnes.  N'empêche...  Depuis qu'elle est partie, je n'en finis plus de m'étonner de ces formidables liens qui unissent un fils à sa mère.

J'ai dû passer un sacré quart d'heure pour découvrir  cet amour du fond des tripes.  Recroquevillé sur mon lit, je ne savais plus rien faire d'autre que hurler son nom en sanglotant comme un bébé.  Deux ans...  Ce doit être à cet âge que s'est gravé ce souvenir indélébile qui résume toute l'histoire :  je m'approche de ma mère avec dans la main un bouquet de pissenlits laissant sur mes doigts des taches de sève.  Le ciel d'été étale un bleu éblouissant, mais le soleil brille mille fois moins que celui qui irradie ma poitrine alors que ma petite âme se délecte, répétant sa litanie ravie:  maman-maman-maman.  Voilà comment se forge l'amour total d'un fils.  Complexe d'Oedipe tant qu'on voudra, j'estime que c'est une chance formidable d'avoir retrouvé intact un sentiment au moment de la mort de ma mère.  D'avoir vu balayées d'un coup des décennies de rancœurs et de regrets.

Deux ans après sa mort, j'entame à peine le dialogue avec elle.  Debout devant sa tombe qui émerge dans la neige du printemps, je règle mes comptes.  Pourquoi, je lui demande, pourquoi est-il souvent trop tard lorsqu'on découvre que la guerre qu'on se livrait n'était rien d'autre que l'amour qui se cherche ?  Pour l'amour pur, m'man, pouvions-nous ne pas se faire le mal qu'on s'est fait ?

Les bons garçons...

Cette lancinante question, Guy Corneau la formule aussi dans son livre L'amour en guerre.  <<Faut-il, écrit le psychanalyste, que la relation mère-fils soit nécessairement un drame d'amour qui finit mal ?>>  Non, répond-il en entrevue.  Mais on doit parfois en ramer un coup pour assainir la relation filiale.  <<Les relations avec nos parents sont fondamentalement difficiles, dit Corneau.  Et celles entre mères et fils demeurent les plus problématiques de toutes.>>

Selon l'auteur du best-seller Père manquant, fils manqué, l'organisation de notre société a plongé les femmes et leurs rejetons mâles dans une situation affective impossible, les amenant à former un couple invivable.  <<La cellule familiale qu'ont connue la grande majorité des hommes adultes tenait le père hors du foyer.  La trop grande proximité avec la mère a créé des relations mère-fils oscillant entre l'amour total et l'aversion viscérale>>, explique Guy Corneau.  Ajoutez à ça une femme privée les trois quart du temps de son homme (le travail laissant de moins en moins de temps de contact entre les époux)  et vous obtenez une mère et un fils en état de carence affective.

<<Dans beaucoup de familles, poursuit Corneau, le fils est devenu un partenaire de consolation pour sa mère, celle-là forgeant un cordon ombilical impossible à trancher.>>   Il en est résulté des hordes de mères dévouées à l'extrême et occupées à former de "petits hommes" parfaits qui ne les décevaient pas comme le père l'avait fait.  Les fils n'ayant pas trouvé la force de résister à cet amour global couraient le risque d'aller grossir les rangs de ceux que Guy Corneau appelle les "bons garçons" :  des fils à maman souvent performants, presque toujours charmants, mais dont le cœur est verrouillé à double tour pour les autres femmes.

La maman à l'amour envahissant fut en son temps un modèle fort répandu, presque un archétype de la mère québécoise. <<C'est maman Plouffe, c'est la fellinienne matriarcale du film Léolo de Jean-Claude Lauzon ou encore la forte Georgiana des Belles histoires des pays d'en-haut, dit Germain Dulac, sociologue.  Ces femmes solides, gardiennes de la morale et remparts de la famille, ont joué un rôle structurant fondamental dans notre société et elles ont énormément compté pour les hommes québécois.  Encore aujourd'hui, la mère reste la seule personne qui connaisse le cœur de bien des hommes.>>

...Les mauvais fils

Mais le fils d'une de ces mères indestructibles doit payer un terrible prix d'angoisse et de rejet chaque fois qu'il tente de se dérober au pouvoir maternel.  S'exposer à la désapprobation de sa maman, c'est dur, mais c'est pourtant un risque qu'il faut prendre si on veut un jour gagner son autonomie.  On doit, en somme, oser incarner le mauvais fils.

<<Très tôt, je me suis insurgé contre ma mère, se souvient Roger, un ex-publicitaire qui a refusé de jouer les bons garçons.  Ma mère a toujours été une femme de devoir et je l'aime beaucoup.  Mais aujourd'hui encore, je dois me défendre constamment pour l'empêcher de régenter mon existence.>>  Tous ceux qui connaissent la mère de Roger s'entendent pour dire qu'elle est une femme exceptionnelle.  <<Je sais que, dans son esprit, elle n'agit que pour mon bien, convient-il.  Et c'est bien là tout le problème :  elle fait preuve d'un amour tellement étouffant qu'elle ne réalise pas qu'elle pratique le même chantage affectif qui a scraper mon enfance.>>

À l'âge de quatre ans, Roger a reçu une panoplie de chirurgien :  sa maman était bien décidée à ce que son garçon devienne un brillant médecin.  >>Elle avait même choisi la spécialité, dit Roger, la neurochirurgie...  J'ai toujours eu horreur du sang, la cervelle de veau me lève le cœur, je hais les hôpitaux et tout ce qui ressemble à un scalpel ou à une seringue.  Pourtant, ma mère n'a jamais désarmé.  J'atteins bientôt la cinquantaine et elle ne se console toujours pas que je n'aie pas fait ma médecine.>>  Sur toutes sortes de questions, Roger a résisté à sa mère avec une telle énergie qu'il admet lui-même s'être forgé une personnalité a contrario.  <<Elle était pieuse, je suis devenu athée militant.  Elle voulait que je sois un citoyen modèle, j'ai pratiqué avec soin mes petites délinquances.>>

Malgré tout, Roger estime s'en être bien tiré.  Il a avec sa mère des relations affectueuses qu'il teinte d'ironie lorsqu'elle se fit trop curieuse ou trop contrôlante.  <<Mais il y a un volet triste à cette histoire, dit-il en soupirant.  En m'aimant de cet amour conditionnel, elle doit en assumer le prix :  je suis incapable d'affection filiale véritable.  Je ne sais pas lui dire que je l'aime.>>

Selon Germain Dulac, l'ère des omniprésentes momans achève cependant, pour le plus grand bien des gars... et de leurs compagnes.  <<Car les hommes ayant été élevés par ces mères demeurent des fils, exigent de leurs conjointes une prise en charge de type maternel.  Mais les femmes sont de plus en plus nombreuses à refuser aujourd'hui d'assumer le rôle de mère substitut.  Les hommes n'auront pas le choix :  leurs blondes ne peuvent tout simplement plus les materner.>>

Mères amères

La super maman ne constitue pas un modèle unique, loin de là.

La mienne de ressemblait à aucun cliché de "maman" québécoise et elle n'était pas une extraterrestre.  Grosse comme une puce, elle tenait plus de Donalda que de Georgiana.  Ma mère à moi était une espèce de princesse déchue, absolument pas faite pour jouer les mères courage.  Musicienne, poétesse et habitée d'une sensibilité artistique authentique, elle était si peu douée pour remplir sa mission que je souffrais plus de l'en voir souffrir que d'en être privé de son affection.  Pas une mauvaise mère; plutôt une mère qui manquait de ressources pour élever des enfants, qui aurait voulu être ailleurs, dans une contrée où les femmes restent toute leur vie des amoureuses admirées pour leurs talents et leur beauté.  Une princesse triste, si triste qu'aujourd'hui, quand je vois une femme pleurer, je ferais tout pour tuer son chagrin.

Piégée dans n rôle désuet absolument pas écrit pour elle, elle faisait partie de ces femme tiraillées entre deux générations, arrivées tout juste trop tôt pour goûter les fruits du féminisme et trop tard pour accepter de mettre leur potentiel sous boisseau.  <<Ces mères prises en otage, dit Guy Corneau s'interdisent de ne pas éprouver une joie folle à l'idée d'engendrer un  fils, cachant au fond d'elle-même leurs reproches envers leur conjoint -et les hommes en général- pour mieux en faire subir les contrecoups à leur garçon.>>  Guy Corneau a maintes fois constaté que le refus inconscient de la maternité correspond à une volonté de demeurer une femme désirable et appréciée pour ses capacités.  Une femme <<qui se bat, dit-il pour ne pas être sacrifiée à la tâche maternelle, aussi sacrée fût-elle.  Les fils pris au cœur d'une semblable dynamique croiront avoir une mère hostile envers eux, alors qu'en réalité, c'est contre la maternité obligée qu'elles en avaient.>>

C'est ce qui s'est passé avec la mère de mon ami Will, professeur d'art dans la quarantaine.  Un homme plein d'humour qui plaît aux femmes, mais dont les relations amoureuses prennent souvent une tournure orageuse.  <<Ma mère m'aimait-elle?  s'interroge Will, songeur.  Comment veux-tu que je réponde un jour à cette question quand j'ai en mémoire de si désastreux souvenirs?  Elle paraissait me haïr si férocement parfois que, 20 ans après sa mort, je ne peux pas penser à elle plus de 10 secondes.  Pourtant, je comprends aujourd'hui que c'était une femme au caractère trempé qui enrageait d'avoir été dominée par mon père.>>

Dans l'histoire des familles, il faut toujours payer les êtres cassés et Will a dû encourir la colère de sa mère, une rancune tellement envahissante que la pauvre femme en est devenue alcoolique.  >>Dans ses délires éthyliques, se remémore Will, elle rêvait de m'assassiner; elle a même une fois tenté de m'étouffer avec un oreiller.>>  Mais malgré une enfance de cauchemar, Will se défend de juger sa mère trop sévèrement.  <<Je lui dois aussi mes traits de personnalité les plus positifs.  Courageuse comme une louve, elle aurait défendu ses enfants jusqu'à la mort.  Elle était aussi d'un anticonformisme qui forçait mon admiration :  un soir, elle a servi à mon vieux réactionnaire de père des biscuits au haschich.  Quand il a été complètement stone elle a aiguillé la conversation pour qu'il nous serve une fois de plus son petit sermon contre les jeunes drogués... Sacré m'man, quand j'y pense...>>

L'inaccessible maman

Moi qui ai manqué d'attention maternelle, je sais bien que Roger ne connaît pas sa chance d'avoir eu une mère aussi présente.  Sans doute aurait-il apprécié, lui, la vulnérabilité et la douceur éthérée de la mienne.

<<Au fond, on n'a jamais la mère qu'on veut...>>, dit mon pote Will.  Il a raison.  Les attentes des fils sont aussi démesurées que l'amour qui se loge au cœur du nourrisson serré sur le sein de sa mère.  <<Moi, dit Will, j'ai choisi de ficher la paix à la mienne.  Mais j'ai bien peur qu'avec les femmes ce ne sera jamais simple.>>

Mère omniprésente, mère absente :  dans un cas comme dans l'autre, le problème légué aux fils reste le même, puisque tous doivent franchir le même passage.  <<Il faut accepter, dit Corneau, de s'éloigner du giron maternel.  Devenir un homme -et c'est là un fait anthropologique quasi universel-   nécessite de rompre avec sa mère, cela vaut autant pour les gars qui de mère ont trop eu que pour ceux qui portent le deuil de celle qu'ils n'ont pas eu.>>En attendant que Roger, Will, tous les autres garçons à leur maman et moi achevions de couper le cordon, c'est pas l'idéal pour nos blondes.  Elles ont entre les mains des gars imprévisibles au cœur d'argile, qui redoutent l'intimité.  Mais bon, un peu de courage, les filles, on y travaille.  En attendant, rendez-vous ce service :  ne nous maternez pas trop.

                             ******************************************

En fouillant dans les papiers de m'man, j'ai trouvé, au travers des photos où elle était si belle, ces quelques lignes de poèmes.

Nous vivons maintenant avec nos souvenirs

Ces éternels présents qui empêchent de mourir...

Cette année, comme l'an dernier à la fête des Mères, je me garderai un petit moment pour ruminer le doux chagrin qui nous réunit maintenant ma mère et moi.  Je pleurerai peut-être un peu; sur tout ce temps à se priver de tendresse.  Je penserai à ces deux éperdus qui s'aimaient dans la détresse en me disant :  c'était m'man, c'était moi.  On s'adorait, mais on ne le savait pas.

****************************************

<<Avec l'amour d'une mère, la vie vous a à l'aube une promesse qu'elle ne tient jamais. [...]

Si ma mère avait un amant, je n'aurais pas passé ma vie à mourir de soif auprès de chaque fontaine.>>  (Romain Gary dans La promesse de l'aube.)

(article du journaliste Pierre de Billy, paru dans Châtelaine)

psychologie

accueil