Les filles ont besoin de leur père

La psychologue Monique Brillon rappelle une évidence trop souvent oubliée:  les pères jouent un rôle primordial dans le développement de l'identité de leur fille.  Mais combien sont à la hauteur de ce difficile contrat?

<<Avec son livre sur la relation père-fils, Père manquant, fils manqué, Guy Corneau a fait beaucoup de bien aux hommes.  Mais pendant ce temps, la relation père-fille est demeurée entourée d'un grand silence.  Pourtant un père a une influence capitale sur le développement de l'identité de sa fille,>>

La psychologue Monique Brillon vient de publier, aux Éditions de l'Homme, Ces pères qui ne savent pas aimer.  Indifférence du père envers sa fille et ses projets, méconnaissance de sa féminité naissante, absence d'encouragement aux études ne sont que quelques-uns des comportements qui peuvent miner sa confiance et l'empêcher de s'accepter en tant que femme.  L'enjeu, on le sait, est de taille.

Châtelaine a rencontré Monique Brillon chez-elle à Sainte-Foy.

Châtelaine:  Pourquoi avez-vous écrit ce livre?

Monique Brillon:  Parce qu'un grand silence entoure la relation père-fille.  Bien sûr, on a beaucoup écrit sur la relation incestueuse... Comme s'il n'y avait que deux possibilités: ou le père est incestueux, ou il est absent!  On sous-estime le rôle du père :  pourtant sa fonction est capitale dans le processus par lequel l'enfant, garçon ou fille, trouve sa propre identité.
Au fil des ans, j'ai reçu en consultation de nombreuses femmes qui avaient de la difficulté à concilier leur vie amoureuse et leur vie professionnelle; bien des fois, elles vivaient des problèmes de couple à répétition ou n'arrivaient pas à se réaliser.  Grâce à la thérapie, elles se rendaient compte que leurs difficultés venaient en partie de la relation avec leur père.
 

-Quel rôle le père doit-il jouer?

-Pendant les premiers mois de la vie; l'enfant doit découvrir, pour construire son identité qu'il est une entité séparée des autres. Mais le lien avec la mère demeure tout de même très fort :  il sent les choses comme elle, il est son prolongement.  Guy Corneau a souligné que, pour cette raison, le petit garçon a plus de difficulté à se constituer une identité propre.  On pensait que cette situation ne posait pas de problèmes pour la fillette.  Je ne suis pas d'accord :  l'enfant apprend à se distinguer en se situant par rapport à une personne différente de lui.  Prenons l'exemple d'une fille qui serait seulement en contact avec sa mère:  comment peut-elle sentir sa différence si elle est devant un miroir?  La présence du père, dissemblable à tous points de vue, fait comprendre à la petite qu'on peut ne pas ressembler qu'à maman.

-Quel et le lien avec ces femmes qui n'arrivent pas à concilier vie amoureuse et vie professionnelle?

-Pour allier amour et carrière de façon harmonieuse, la femme doit, d'une part, se sentir à l'aise dans sa féminité et, d'autre part, avoir confiance en elle-même.  Le père est le premier homme dans la vie de la petite fille.  En tant qu'homme, c'est-à-dire en tant qu'objet du désir de la femme, lui seul peut encourager le développement de la féminité chez sa fille et faire en sorte qu'elle se sente plus tard désirable pour un homme.  Sa deuxième mission consiste à soutenir sa fille lorsqu'elle cherche à affirmer son autonomie, c'est-à-dire à se différencier de sa mère.
Si le père ne réussit pas à valoriser soit la féminité de sa fille, soit sa recherche d'indépendance, elle pourra avoir de la difficulté à concilier ces deux facettes de sa vie une fois à l'âge adulte.

-C'est ce que vous entendez par un père "qui ne sait pas aimer" ?

-Parmi les femmes meurtries dont je vous parle, il y en a évidemment qui se plaignent d'avoir eu de mauvais contacts avec leur père.  Mais le plus souvent, les pères "qui ne savent pas aimer " aiment leur fille.  Plusieurs femmes confirment que, effectivement, elles se sont senties aimées de lui, qu'elles avaient la conviction d'avoir de la valeur à ses yeux.  Pourtant, quand on creuse, on se rend compte que leur père ne remplissait pas correctement son rôle, d'où les problèmes d'identité de ces femmes.

-Vous citez de nombreux cas vécus dans votre ouvrage...

-Prenez cette femme que j'appelle Andrée et qui entretient une mauvaise relation avec son père.  Andrée a aujourd'hui 35 ans et elle occupe un poste cadre dans un établissement de santé.  Elle s'acquitte très bien de ses fonctions mais elle craint toujours qu'on remette en question ses compétences.  Elle recherche constamment l'approbation de ses supérieurs tout en tolérant mal qu'ils la jugent. Elle attribue son malaise aux préjugés des hommes contre les femmes au travail.
Le père d'Andrée était un homme d'affaires en vue.  D'après ce qu'elle en dit, toute la famille se pliait à ses exigences et il traitait sa femme comme une domestique.  Quand Andrée a voulu étudier en administration, son père lui a dit:  <<Si tu veux, mais je ne suis pas certain que je t'embaucherais...>>  Petite Andrée vouait à son père une grande admiration mais se heurtait à son indifférence.  Elle s'est donc imposé des performances toujours plus exigeantes dans l'espoir d'attirer son regard et d'avoir son approbation.  Aujourd'hui encore, elle exige d'elle-même des efforts supérieurs aux attentes de son entourage.  Pour obtenir de son père ce qui lui était nécessaire, elle est devenue aux prises avec une identité d'emprunt, ce qui la remplit de honte et de culpabilité.

-Pourquoi les pères ont-ils tant de difficulté à voir leur fille s'affirmer et devenir autonome ?

-Lorsqu'elle prend ses distances par rapport à la mère dans un mouvement naturel pour s'en différencier, la fillette a tendance à s'identifier au père.  Maladroitement parfois, elle lui demandera par exemple de l'emmener avec lui à la pêche.  Certains pères s'expliquent mal le but de telles démarches et se demandent pourquoi leur fille devient tout à coup si masculine...

-Les pères auraient-ils peur de l'inceste ?

-C'est fréquent, en effet, même inconsciemment, surtout lorsque sa fille atteint l'adolescence.  On voit souvent des pères très proches de leur fille qui deviennent soudain froids et distants lorsqu'elle atteint la puberté.  L'adolescence ne comprend pas ce recul, surtout si le contact a été chaleureux jusque là.
 

-À vous entendre, le rôle du père est vraiment complexe...

-Oui, il l'est.  Le père est le premier amour de la petite fille.  On entend souvent les fillettes dire à leur père : <<Quand je serai grande, je t'épouserai.>>  On en rit, mais la fillette, elle, ressent tous les émois d'un élan amoureux.  Ce premier amour est très délicat, car il sera forcément déçu.  Le père doit dire à sa fille qu'il l'aime beaucoup, mais qu'il ne l'épousera jamais.  S'il la rejette ou se montre irrité, la petite retiendra une image négative de sa féminité et de son propre pouvoir de plaire.  Mais s'il répond par la séduction, sa fille n'acceptera pas de ne pas épouser son père.  C'est un motif fréquent de consultation :  la femme adulte a de la difficulté à établir une relation avec un homme car, à ses yeux,, aucun n'est à la hauteur de son père.

-Que se passe-t-il si le père est faible et ne sait pas prendre sa place comme parent ?

-Évidemment, les situations varient énormément d'une famille à l'autre.  Mais je vous répondrai par l'exemple de la femme que j'appelle Nicole dans mon livre.  Elle a 39 ans et elle vient d'une famille où la mère éclipsait presque complètement le père.  Les études des enfants constituaient le seul domaine où elle concédait un peu de pouvoir.
Nicole se souvient que ses rapports avec son père étaient chaleureux dans l'enfance :  ils partageaient de nombreux intérêts et Nicole se sentait appréciée par lui.  À travers ces échanges, il lui renvoyait une image positive de sa féminité.  C'est plus tard que les choses se sont gâtées.  Le père a poussé son fils à étudier, mais pas sa fille, probablement pour sauvegarder le seul territoire où l'élément masculin dominait dans la maison.  Mais Nicole avait besoin de son soutien pour se tailler une place près d'une mère omniprésente.  Lorsqu'elle s'est tournée vers lui, il s'est dérobé...
En fouillant plus profondément, nous avons découvert de surcroît que Nicole s'était longtemps interdit de poursuivre des études qui l'intéressaient, non pas par peur de l'échec, mais par crainte de réussir mieux que son frère .  Ce dernier était mauvais élève, au grand désespoir de son père.  Si Nicole avait surpassé son frère, elle aurait contribué à écraser l'élément masculin déjà lourdement opprimé dans la famille.  Heureusement pour elle, Nicole s'est liée d'amitié avec une voisine, une femme bien dans sa peau qui s'intéressait aux mêmes choses qu'elle.  Ce modèle féminin rencontré à l'adolescence, entre autres choses, lui a permis de retrouver le chemin dont elle s'était détournée pour ne pas ressembler à sa mère, porteuse de haine et de mépris envers les hommes.  Après avoir fait un long voyage, pour s'éloigner de ces influences néfastes, Nicole a enfin entrepris des études dans le domaine qui l'intéresse.

-Vous signalez que les pères manquants ont souvent eu des pères absents eux aussi.

-Bien sûr!  Un des pièges qui guettent le père est le rapprochement qu'il effectue inconsciemment entre sa fille et sa propre mère.  Il a peur de la mère trop présente qu'a souvent été la sienne, en raison de l'absence du père.  Voilà peut-être pourquoi il a tant de difficulté à guider sa fille vers l'autonomie.  En agissant de la sorte, il ne réalise pas qu'il nourrit un cercle vicieux : ne pouvant développer sa confiance en elle, la fillette risque de devenir à son tour une mère envahissante. 

-Comment différenciez-vous les rôles du père et de la mère ?

-La mère porte l'enfant "en elle", un peu comme pendant sa grossesse.   Elle va au-devant des besoins de l'enfant.  Elle représente une sorte de havre de sécurité et d'accueil où l'enfant est assuré de trouver amour et protection.  Le père, lui, porte l'enfant "au dehors" :  il lui montre le monde, le conduit dans l'univers extra maternel en l'aidant à y faire sa place.  La fille, aussi bien que le fils, perçoit cette différence entre le père et la mère, même lorsque leurs gestes se ressemblent.  Pour que la fillette puisse trouver, grâce au soutien paternel, les moyens de se prendre en main, elle doit d'abord posséder une confiance de base qu'elle développe auprès de sa mère.

-Vous propos ne se fondent-ils pas sur des stéréotypes dépassés ?

-Même si les choses ont beaucoup évolué socialement, la psychologie de base, elle, celle de l'inconscient, n'a pas changé.  On voit aujourd'hui des femmes de 35 ans pour qui travailler à l'extérieur va de soi, mais qui aiment leur enfant d'une façon très féminine.  C'est incontournable, je dirais même que s'est basé sur la biologie.  En général, la mère aura toujours tendance à être plus inquiète, à avoir plus de sollicitude et à surprotéger.  Alors que le père sera moins inquiet et favorisera davantage l'autonomie.  C'est pour cette raison qu'ils se complètent!  Les changements des valeurs et des rôles sociaux n'affectent pas tellement notre façon de nous relier aux enfants.

-D'après vous, quel élément de votre ouvrage surprendra le plus ?

-Contrairement à presque tous les auteurs, qui accordent à la mère le rôle d'objet d'identification pour la fillette, je montre que le père a lui aussi cette fonction.  La difficulté pour la petite fille, c'est de pouvoir s'identifier à certains aspects du père sans devenir masculine pour autant.

-Quel message voulez-vous transmettre en publiant ce livre ?

-J'aimerais que les hommes mesurent l'importance de leur rôle, notamment auprès de leur fille, tôt dans la vie de l'enfant.  Il est frappant de constater à quel point les hommes n'en sont pas conscients !  J'ai fait beaucoup de thérapie auprès des enfants, et c'est presque toujours la mère qui téléphone, inquiète d'un problème de comportement chez l'enfant.  Souvent les pères -y compris les pères dominateurs- n'ont pas confiance dans leur perception de la situation : elle peut pourtant être parfois plus juste que celle de la mère !  Ils laissent tout simplement les questions d'éducation à leur femme.
Freud croyait que le père devenait important quand l'enfant atteint un certain âge, le garçon surtout.  Mais les études récentes montrent que le nourrisson s'attache à l'adulte dès les premiers mois de son existence.  On pensait que le bébé  n'accordait pas d'importance au père : mais c'était souvent parce qu'il était absent!  Si le père est présent, l'enfant s'y intéresse.  Heureusement les nouveaux pères sont plus sensibles à cette situation et s'occupent de leurs bébés.  C'est essentiel : quand l'attachement existe, il est ensuite plus facile pour le père d'exercer son autorité.
J'aimerais aussi que le livre puisse aider les femmes aux prises avec des problèmes d'identité attribuables à leur relation avec leur père.  Parfois, le simple fait de comprendre l'origine du malaise permet de le surmonter.

(Ces pères qui ne savent pas aimer, par Monique Brillon.  Éditions de l'Homme, 160 pages, 18.95$)


 

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