Ces femmes
qui parlent trop.

L'obsession féminine à vouloir communiquer ses émois peut-elle finir par faire fuir les hommes plutôt que de les rapprocher?

"Chéri, parles-moi."  "Comment renouer le dialogue avec votre mari."  "Cinq trucs infaillibles pour faire parler votre homme."  "Comment faire sortir l'homme de sa prison et le conduire à l'intimité."

Dans les présentoirs de magazines, sur les rayons des librairies, les livres et les articles destinés à délier les langues masculines se ramassent à la pelle.  La communication est devenue religion:  à force d'écouter les Salomé, Corneau, Janette Bertrand et autres gourous du "veux-tu m'en parler" nous répéter que, hors de la communication, il n'y a pas de salut pour le couple, à force d'entendre des experts nous asséner des statistiques telles que "près de la moitié des mariages ratés s'explique par l'incapacité des hommes à exprimer leurs sentiments", le message a été bien intégré.  Ces hommes qui ne communiquent pas ont tort.  Et les femmes raison!

Confortées dans leur penchant naturel pour la dissection des sentiments, cautionnées dans leur soif de partage d'émotions jusqu'à tard la nuit, bref sûres et certaines d'être dans leur bon droit, les femmes se sont vaillamment engagées dans une bataille rangée pour faire causer l'homme.  "La communication dans le coupe règle tous les problèmes", jugeaient 73% des femmes interrogées lors d'un sondage sur l'amour mené par la Corporation des psychologues du Québec en 1992.  Or, seulement 27% des hommes pensaient la même chose.

Avons-nous tant à nous dire? L'obsession féminine de vouloir partager ses moindres émois peut-elle finir par faire fuir les hommes plutôt que de les rapprocher?  Et si la "communication-à-tout-prix" mettait le couple en péril?

Yvon Pépin, professeur de psychologie sociale à l'Université Laval, est catégorique:  il faut démythifier les vertus de la sacro-sainte communication. "Quand j'entend des psychologues clamer que les couples communiquent très mal, mon sang ne fait qu'un tour.  Les hommes s'auto flagellent parce qu'ils se reprochent de ne pas se confier suffisamment.  Ils sont stressés, et leur blondes le sont également parce qu'elles ont l'impression que leur couple cloche.  Ériger la communication en idéal indispensable à la survie du couple fait plus de mal que de bien".

"Ne commettons pas l'erreur de prendre le conjoint pour une poubelle", avertit à son tour la psychologue Lise Turgeon, qui a beaucoup scruté les aléas de la vie à deux.  "Cessons de penser que parce que nous sommes en couple nous n'avons plus à nous censurer.  L'autre n'est pas toujours disposé à nous écouter, et ce qu'on a à dire ne se révèle pas forcément intéressant".

Si les femmes ont été aussi promptes à brandir le flambeau de la communication, c'est que le message sous-jacent leur semblait évident: plus on parle, plus on se connait, plus et mieux on se connait, plus solide est l'union.  Claude Héraud, président de l'Association des centres de consultation conjugale de France, en a plus qu'assez de cette parole semée à tous les vents et prêche pour davantage de circonspection.  "Tout ce qu'on entend de la bouche des spécialistes, c'est "il n'y a qu'à communiquer et tout va se régler".  Mais c'est faux.  Parler ne sert parfois qu'à se délester de ses angoisses, qu'à les projeter sur l'autre.  En agissant ainsi, nous ne réussissons qu'à accabler notre partenaire qui a déjà bien assez de ses propres angoisses".

Absolument! applaudit François à qui je rapporte ces propos. "Dès que ma blonde se met à me confier ses vagues à l'âme, c'est automatique, je cherche la solution, même si ce qu'elle raconte n'a rien à voir avec notre couple.  Ses angoisses existentielles déclenchent une sonnette d'alarme: c'est plus fort que moi, je tente de rétablir l'équilibre.  Sauf que les mêmes litanies resurgissent un mois plus tard...  Ces séances qui ne mènent à rien finissent par m'exaspérer."

Dans un ouvrage paru au printemps en France, La tyrannie du plaisir, l'Auteur Jean-Claude Guillebaud dénonce ce qu'il nomme le règne de la "sexualité obligée".  Retrouvons les interdits perdus, exhorte-t-il.

Le raisonnement s'applique tout à fait à la "communication obligée", estime Willy Pasini, psychiatre italo-genevois, auteur de A quoi sert le couple? et autres best-sellers sur l'amour.  "Il est urgent de mettre fin à ce totalitarisme, dit-il.  Car derrière le "tout se dire", il y a l'idéologie "intimité égale fusion".  Or, l'intimité n'est pas fusion mais espace entre fusion et autonomie.  Trop de fusion risque au contraire de tuer le désir, le partage systématique des émotions peut saturer le conjoint et mener à une fission.  Prenons soin de préserver nos jardins secrets dans nos fantasmes, et en amour en général."

Willy Pasini va même plus loin: "S'obstiner à vouloir tout traduire en mots peut être le signe qu'il n'y a plus d'amour.  Les mots représentent l'essence ordinaire de l'amour, mais le véritable turbo se trouve dans le non-dit, l'ineffable.  Tout psychanalyste que je sois, je crois qu'il faut éviter d'idéaliser la parole.  Parler est une solution de réserve.  Pas nécessairement la meilleure."

S'acharner à rendre l'autre translucide ne constitue pas la voie à suivre, juge Claude Héraud.  Sommer sans cesse le conjoint de dire, c'est se comporter exactement comme une mère qui veut tout savoir de son adolescent sans lui laisser aucune intimité.  "D'ailleurs, en voulant vider systématiquement chaque question, on s'égare.  La vie à deux se compare à l'ascension d'une montagne:  on traverse des poches de brouillard mais pour parvenir au sommet, on n'a pas le choix, il faut accepter ce brouillard.  Il fait parti du voyage."

Se taire serait d'ailleurs parfois un gage de longévité, insiste Welly Pasini qui prône "la transparence idéologique... mais l'opacité stratégique.  La communication est une arme à double tranchant, explique-t-il.  Bon nombres de couples ont tout intérêt à entretenir une certaine dose de confusion entre eux.  S'ils allaient au fond des choses, ce serait la fin."

Dans la vie de tous les jours, la majorité des couples agiraient selon un même modèle:  elle fait des demandes répétées et insistantes à son conjoint, qui répond en se défilant constamment.  Des chercheurs ont voulu savoir pourquoi les hommes agissent ainsi.  Réponse:  ils se sentent mal. Physiquement.

"La recherche a notamment démontré que dans des moments d'incertitude un peu stressants, l'homme réagit physiologiquement beaucoup plus fort que la femme, commente Madeleine Beaudry, co-auteure du livre Psychologie du couple; quand la science se met à parler d'amour.  Son cœur bat plus vite, sa sudation devient plus abondante, sa tension monte.  Pour couper court à ce malaise, il s'en va." Terminée la discussion.

Les hommes ont peut-être l'instinct de survie.....<<Quand je dis à Antoine "je veux qu'on se parles". il entend "il y a un problème". Il n,a pas tout à fait tort, concède Élisabeth.  Souvent, ce que je désire réellement, c'est critiquer, exprimer ce qui ne me convient pas.  Quand tout va bien, je ressens moins l'urgence de parler>>  D'où le subtil conseil prodigué par l'humoriste Patrick Huard à ses semblables; "Ta blonde veut communiquer?   Farme ta yeule!"

Les hommes craignent le dialogue parce que parler n'est jamais gratuit, soutient Yvon Pépin, professeur à l'Université Laval.  On cherche toujours à exercer plus ou moins consciemment une influence sur l'autre.  <<Que les hommes refusent parfois à jouer le jeu n'a rien d'étonnant.  Mais il ne faut pas perdre de vue quelque chose d'essentiel:  on ne peut pas ne pas communiquer.  Les silences, les gestes, les actions, tout parle.  Sauf qu'actuellement, le discours dominant discrédite totalement les codes masculins au détriment des codes féminins>> dénonce le professeur.

Du temps où nos ancêtres travaillaient côte à côte à la maison st sur le lopin de terre, la notion d'amour englobait à la fois la coopération dans les travaux et l'expression des sentiments.  Arrive l'époque "monsieur au bureau, madame, au fourneau".  Quand le foyer devient fief féminin, insidieusement un glissement s'opère et les fonctions de chacun se démarquent.  Désormais, à lui de pourvoir au matériel, à elle de prodiguer affection et tendresse.  Les femmes ont le champ libre pour modeler l'amour à leur image et à leur ressemblance.  Ce faisant, elles relèguent ses manifestations plus typiquement masculines (se sentir responsable de son bien-être matériel...) à du sans-amour.

Les temps ont changé, mais l'empreinte est restée, répètent sondages et enquêtes:  les femmes ont beau courir le monde attaché-case au poing, elles se considèrent toujours comme détentrices du mode d'emploi de la maisonnée et, par extension, du code secret de l'amour.

<<On a féminisé l'amour>> alertait déjà en 1986 la sociologue Francesca Cancian, dans la revue Signs.  <<Dès lors, ne nous surprenons pas qu'un homme qui accède aux demandes de sa femme et qui se risque à parler de leur relation éprouve la désagréable sensation de passer un test bâti par elle.  Au départ, il est sûr d'échouer.  Il perd rapidement pied et recule.  La féminisation de l'amour conduit à un cercle vicieux où personne n'obtient ce qu'il veut.>>  De plus ajoute la sociologue, camper ainsi les femmes dans le rôle de gardienne de l'émotion leur donne une image de vulnérabilité.  <<Ne valoriser que cette forme d'amour est réducteur pour les femmes.  Et pour l'amour.>>

À cet égard, une étude menée il y a quelques années aux États-Unis auprès de plusieurs couples est éloquente.  On a demandé à des conjoints de noter durant un certain temps les jours où ils se sentaient particulièrement comblés d'affection et aimés.  Les femmes ont souligné les journées où leur mari avait démontré de la tendresse et exprimé son amour en mots; les hommes, eux, ont retenu celles où leur femme avait fait quelque chose de concret pour eux:  cuisiner un repas spécial, passer chercher leur costumes chez le nettoyeur... Deux solitudes quoi.

<<Méfions-nous des enquêtes qui insinuent que les hommes sont moins porteurs du discours amoureux; elles sont biaisées à la base, s'insurge Francesca Cancian.  On y défini l'amour à partir d'habiletés typiquement féminines.  Forcément, les hommes ne s'y retrouvent pas!  Comment se fait-il pourtant que lorsqu'on demande à des hommes et des femmes de situer l'amour  sur une échelle de priorités, les choix les placent en tête de liste?>>

L'un n'est pas l'autre, voilà pourquoi.  Il existera toujours un indiscutable décalage entre les hommes et les femmes, analyse le sociologue François Fournier. <<Les femmes sont des intellectuelles de la vie de couple et de l'amour quotidien: bavardes, critiques, éternellement insatisfaites.  Les hommes, eux, sont les prolétaires syndiqués.  Au début, ils sont d'honnêtes amants romantiques, mais plus le temps passe, plus ils passent de temps à se justifier, à défendre leur droit à la paresse, à la routine.  Bien sûr, quand survient un Alexandre Jardins, modèle, "travailleur et dynamique", les femmes s'empresse d'en faire un modèle à suivre!>>

La psychologue Hélène Cauffopé a souvent constaté en cabinet l'air ahuri d'hommes qui se demandaient comment ils devraient s'y prendre pour communiquer.  <<Ils pensaient avoir dit ce qu'ils avaient à dire, quand il fallait le dire. Et ils se faisaient reprocher d'être trop ceci, ou pas assez cela.  Comme si le couple, à ce moment là, était constitué de deux acteurs... qui ne jouaient pas dans le même film.  En exigeant de notre partenaire qu'il s'adresse à nous sur le mode de la confidence et de l'intimité, on lui demande peut-être de tenir le rôle qu'il est incapable de jouer.>>

Jusqu'à quel point la communication est-elle réellement contre-nature pour le Mâle? demande Hélène Cauffopé.   << L'homme n'est plus le chasseur de la préhistoire et la femme, la cueilleuse qui trottine derrière lui.  Reste que leurs modes de communication respectifs diffèrent toujours.  À vouloir niveler, on peut causer plus de problèmes qu'on en règle.  Plusieurs hommes s'expriment très honnêtement, mais à leur façon>>  L'importance accordée au dialogue reste  aussi, ne l'oublions pas, affaire de culture, note la spécialiste.  << Ici nous misons beaucoup sur la communication comme un gage de bonheur conjugal.  En Orient ou en Afrique, cette notion est loin d'avoir le même poids.>>

<<Nous nous pensons bien malignes, nous, les femmes, dit Élisabeth, pensive.  Nous sommes sûres de "l'avoir l'affaire".  Et non seulement nous voulons que les gars parlent, mais nous fixons le cadre.  Où cela doit se passer, quand et comment on le veut, le samedi soir après un bon repas par exemple.  S'il n'en a pas envie, tout de suite on saute aux conclusions:  mon chum ne communique pas.>>

Les psychologues Yvan Lussier, de l'Université du Québec à Trois-Rivières, et Stéphane Sabourin, de l'Université Laval, sont membres d'une équipe inter universitaire qui étudie les relations conjugales.  Ils posent une pierre dans notre jardin féminin:  << Les femmes ont en général plus de facilité que les hommes à livrer leurs émotions, leurs sentiments.  Mais ce que l'on observe lors des consultations conjugales, c'est qu'elles communiquent pas mieux pour autant.  Elles demandent que leur conjoint se comporte de telle ou telle façon, elles désirent entendre des choses précises de sa part.  Quand celui-là commence à parler, si elles n'entendent pas ce qu'elles veulent, bien souvent elles refusent la communication.>>

Le thérapeute Claude Héraud pose un constat semblable.  << Ce n'est pas parce que les femmes savent parler qu'elles savent dire.  Et puis elles aussi ont peur de leurs émotions.>>

Allons-y doucement avant de balayer la communication du revers de la main, préviennent toutefois Yvan Lussier et Stéphane Sabourin.  <<Il est largement démontré que la communication joue un rôle-clé dans la satisfaction conjugale.  Reste que les femmes ont encore souvent des attentes irréalistes, magiques, face à leur relation et la façon dont leur conjoint doit agir, admettent les deux chercheurs.  Après quelques années de vie à deux, elles sont déçues: elles auraient aimé avoir rencontré "le bon".>>

Quand les femmes parlent d'un "problème de communication", elles mettent le doigt sur un malaise réel. indique Hélène Cauffopé. << Mais je constate que plusieurs opposent ce label à toute une série de difficultés ou de mésententes dans le couple.  La communication est devenue un concept fourre-tout.>>

Il y a un dérapage, convient Madeleine Beaudry, co-auteure du livre Psychologie du couple.  Le message a été mal compris.  <<Apprendre à communiquer est extrêmement important.  Mais communiquer ne veut pas dire parler pour parler, continuellement questionner, harceler.  Les couples qui parlent cinq heures par jour ne sont pas forcément heureux.  Ce qui compte, au fond, c'est de réussir à trouver une manière d'interagir ensemble, de résoudre les conflits sur un mode qui sied aux deux >>

<<Cessons de croire que la seule façon pour les hommes de se montrer vraiment amoureux, c'est de se conduire comme des femmes, ajoute Francesca Cancian.  Redonnons à l'amour son androgynie.>>  Sinon, ne nous surprenons pas que les hommes ne s'y reconnaissent plus.  Et se désengagent.

Mais communiquer, beaucoup, peu ou prou, là n'est pas au fond la vraie question.  Le véritable ennemi du couple se cache sans doute ailleurs. <<Le problème actuel de la "communication du couple" n'est pas dans l'excès même de communication, mais dans son contenu, dit François Fournier.  Le couple demeure effondré sur lui-même.  Son seul projet commun, hors la consommation, est de trouver la recette du couple idéal, de l'amour parfait.  Voilà la tragédie.<<

psychologie