Arrêtez de vous regarder le nombril

 

<<Attention aux thérapeutes qui vous infantilisent.  Attention aux longues introspections inutiles et parfois mêmes dangereuses,>> prévient la psychiatre Suzanne Lamarre.

Directrice du service d'urgence et de crise au Centre hospitalier de St. Mary, à Montréal, la psychiatre Suzanne Lamarre bouscule idées reçues et théories figées.  Depuis 10 ans, elle mijote un ouvrage qui vient de paraître, Aider sans nuire, dans lequel elle livre sa réflexion sur ses choix thérapeutiques.

Après 25 ans de pratique dans les hôpitaux et en clinique privée, Suzanne Lamarre est convaincue qu'une relation de collaboration entre le thérapeute, le patient et ses proches "est la clé" pour dénouer les impasses.

Si la psychiatre affirme que point n'est besoin "d'avoir suivi un cours" pour comprendre ses propos, il faut au moins être familier avec un certain langage psychiatrique pour décoder certains passages.  De plus, les amateurs de manuels psychologiques risquent d'être déroutés, sinon déçus, car le docteur Lamarre, c'est l'anti-Janette Bertrand!  Pas d'ineffables et interminables explications, pas de simplification outrancière ni de grattage de plaie.

D'ailleurs, la tendance actuelle qui envoie tout le monde en thérapie la désole.
<<Trop de gens ne se sentent bien qu'avec des thérapeutes, ne jurant que par leur psy qui devient la personne-clé de leur existence.  À la limite, on ne se parle plus que par spécialiste interposé.  On n'a pas encore évalué les effets néfastes de certaines psychothérapies, de leur contenu ou de la fausse impression de changement qu'elles promettent.>>

Attention, dit Suzanne Lamarre.  Attention aux thérapies dont le but est de vous changer plutôt que de vous montrer la voie de l'autonomie.  Attention aux thérapeutes qui, en toute bonne foi, agissent et pensent à votre place, vous infantilisant par leur attitude condescendante.  Attention aux interminables introspections:  il est inutile, illusoire et même parfois dangereux de constamment retourner en arrière. <<Le passé ne se répare pas, on ne peut que reconnaître les pertes encourues.>>  Il faut plutôt passer à une autre étape, à des projets de vie stimulants.

Précisément ce que ne fait pas la psychanalyse.  <<La psychanalyse fonctionne avec les "pourquoi?" et les "comment?" et "vers où?" qui mènent à des processus de réorganisation.>>

Suzanne Lamarre a grandi dans une famille nombreuse (elle est la septième de 11 enfants) où il n'y avait pas de place pour la dramatisation.  <<Quand se présentait un problème, on prenait le temps de réfléchir aux solutions, mais les parents n'avaient pas le loisir de prendre le problème en charge et de le régler à la place des enfants.  Les enfants, eux, ne pouvaient donc pas s'y complaire ni le grossir.>>

Dans cette maisonnée, pas de discrimination entre filles et garçons.  Aussi la jeune étudiante qui débarque en psychiatrie est-elle indignée par ce qu'on y enseigne.  <<Les théories psychanalytiques accordant des rôles complémentaires aux pères et mères et où une personne -le plus souvent la femme- était la moitié de l'autre ne reflétaient pas ce que j'avais vécu.  Pas plus que je ne me sentais concernée par l'envie de pénis, la nécessité pour une fille de trouver un mari, pour une mère  d'être 24 heures sur 24 avec ses enfants...>>

Le moule proposé, elle le refuse énergiquement et ne se soumet donc à l'analyse conseillée à tous les futurs psychiatres.  Elle ne renonce pas, elle sera psychiatre, oui, mais autrement.

<<Je ne contestais pas le génie de Freud, mais je ne pouvais pas accepter l'interprétation et l'application de ses méthodes.  Je ne voulais surtout pas fonctionner comme mes confrères analysés (nous n'étions que trois filles). Je refusais de devenir celle qui sait tout et qui, avec mépris, pose un diagnostic ressemblant à une accusation.  Je voulais travailler avec des sujets autonomes dont je respecterais toujours la dignité et non avec des objets catalogués hystériques, phobiques ou déprimés.>>

Son insatisfaction grandissante au cours de ses premières années de pratique lui confirme une certitude:  les moyens thérapeutiques traditionnels font fausse route, prolongeant indûment les thérapies avec des résultats décevants.  Elle est convaincue qu'il faut instaurer un autre code où l'on n'est plus obnubilé par les symptômes, où l'on dépasse la maladie pour rejoindre la personne.  Conviction renforcée par de nouvelles théories qui émergent notamment en Europe et aux États-Unis, et dont le docteur Lamarre parle dans son livre.

<<La psychiatrie n'a pas grand chose à offrir>>, lance notre psy.  Iconoclaste?  Simplement pragmatique.  Ce n'est que dans les années 1950, moment où le professeur Henri Laborit (décédé à Paris il y a trois ans et bien connu au Québec) "inventait" la psycho sociobiologie, qu'on commença à s'intéresser aux traitements chimiques de la maladie mentale et aux différentes approches comportementales, systémiques et autres.

<<Les méthodes modernes arriveront peut-être à faire la jonction entre le cerveau et l'esprit.  Il serait alors possible de déterminer avec précision les causes de la maladie:  génétiques, biochimiques, psychologiques,>>

Pour le docteur Lamarre, la maladie mentale n'est pas une fatalité.  Que la personne en face d'elle  souffre de psychose, de troubles émotifs, de névroses, d'abandon ou de quelque problème que ce soit, elle refuse de se laisser impressionner par le côté spectaculaire de certaines manifestations et d'emprisonner le patient dans un diagnostic.  Pour elle, <<une personne est toujours en train de se créer des images lui permettant de se refaire une réalité.  J'essaie avec elle d'identifier le moment où elle a basculé du côté de la maladie et de lui permettre de revenir dans un contexte de santé.>>

Pour réussir, il est important d'agir rapidement aux premiers symptômes, quand la personne n'est pas encore installée dans cet état débilitant et qu'elle n'a pas encore appris à réagir en malade.  Et c'est là que la famille intervient.  Famille  souvent dépassée, culpabilisée, malheureuses, qui tant bien que mal apporte soutien et réconfort.  <<Dans mon livre, je  leur dis tout ce qu'il ne faut pas faire quand on consulte en psychiatrie.>>

Par exemple, confier "leur malade" au tout-puissant thérapeute et établir avec lui "une complicité secrète" dont le principal intéressé est exclus.  <<On risque ainsi d'entreprendre des relations thérapeutiques qui, facilement, peuvent durer 15 ans...  On cause, on cause, mais ce n'est pas vrai que la personne souffrante peut changer une situation tout simplement en  répétant:  "Je ne le prend plus".  Une personne seule ne peut changer unilatéralement les règles du jeu.  Il est nécessaire de transformer l'environnement si l'on veut obtenir des résultats; la famille et son malade doivent en discuter ensemble et non par thérapeute interposé.>>

Ce qui ne veut pas dire non plus tomber systématiquement dans les thérapies familiales: <<J'ai trop vu de thérapies familiales s'enliser dans les sables mouvants des relations de contrôle, des thérapies où le thérapeute perdait son temps à faire le point sur ces jeux dans fin... Le thérapeute doit devenir médiateur plutôt que confesseur ou chef.>>

Bref, entre patient et psychiatre doit s'instaurer une relation de coopération.  C'est-à-dire une relation où les deux parties, en associant leur compétence et leur impuissance, trouvent des solutions.  <<Je dis aux gens qui viennent me voir que je n'ai pas toutes les solutions, que je ne peux pas tout réparer, que c'est un leurre de croire qu'une instance supérieure va tout arranger.>>

Ce leurre, qu'elle appelle "relation protectionniste" , Suzanne Lamarre le rejette.  Son expérience lui a prouvé non seulement qu'une telle relation ne fonctionne pas, mais aussi que, à long terme, elle peut être nuisible en raison des jeux de pouvoir qui interviennent entre le protecteur et le protégé:  domination/culpabilisation, rejet/victimisation, blâme/infantilisation, manipulation/déresponsabilisation.

Aucun jugement moral dans les propos du docteur Lamarre.  <<La collaboration étant un mode de fonctionnement et non une vertu>>.

                 (Aider sans nuire, Édition Lescops, 188 pages, 22.95$)

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